Liberté pédagogique et petite enfance
une science de l’observation !
Par Pauline Agator, Marion Charpentier et Soline Amir-Tahmasseb
La notion de “liberté pédagogique” a-t-elle un sens dans la petite enfance ? Rattachée à l’univers scolaire, les 1000 premiers jours s’en trouvent officiellement écartés. Il n’y a en effet pas de programme éducatif normé ni d’homogénéité des formations des professionnels dans l’accueil du jeune enfant. Il faut attendre la maternelle pour que la “pédagogie” prenne son envol institutionnel ! Depuis quelques années pourtant, des voix s’élèvent pour répondre à un besoin fondamental des tout-petits : apprendre à apprendre commence tôt, et les 1000 premiers jours sont cruciaux pour le développement optimal des êtres humains ! Les apprentissages fondamentaux se construisent bien avant l’école et les professionnels de la petite enfance sont en première ligne de l’action. IIs sont liés aux compétences et habiletés sociales, socles du développement global de tous les individus. Comment donc, concevoir la liberté pédagogique pour la période singulière qu’est la petite enfance ?
Parlons pouvoir d’agir !
Les besoins pré-primaires…
La notion de “petite enfance” apparaît au 19ème siècle avec le développement de la scolarisation, désignant la période précédant celle-ci. De mutations culturelles en mutations, la petite enfance sort peu à peu du cadre domestique et se médicalise : nourrir, prévenir les épidémies et soigner sont au centre de l’attention. Mais il manque cruellement une chose tout aussi importante : l’interaction humaine. Dès les années 50, la recherche en psychologie du développement met en avant les phénomènes de carences affectives et troubles associés à un manque de contact chez le nourrisson¹. Aujourd’hui l’hygiénisme historique se trouve bien allégé. On sait qu’un tout-petit n’est pas qu’un corps en maturation qu’il s’agit de préserver et entretenir. La petite enfance reste toutefois étroitement liée à une supervision médicale et sécuritaire, spécifiquement dans le cadre de l’accueil collectif du jeune enfant.
La disponibilité des adultes
Le besoin fondamental d’affection et d’attachement sécure à des figures humaines pourvoyeuses de soin² est central au cours des 1000 premiers jours. Si les parents – le plus souvent la mère – sont les figures d’attachement principales du bébé au cours des six premiers mois, la pyramide s’élargit progressivement à des figures secondaires. Les professionnels du milieu d’accueil en font partie ! Afin d’explorer le monde qui l’entoure et se développer optimalement, un adulte référent stable et attentif est un “phare” répondant à ses besoins vitaux et l’aidant à se développer psycho-socialement. Le développement précoce est éminemment dépendant de l’adulte et des expériences que celui-ci rend accessibles. Dès lors, la liberté pédagogique ne peut se concevoir qu’à travers et à partir des besoins spécifiques du tout-petit. S’il n’y a pas de programme et de cadre éducatif national pour la petite enfance, les “10 grands principes pour grandir en toute confiance” de la Charte nationale pour l’accueil du jeune enfant sont inscrits dans la loi et partent des besoins en termes de développement global comme point de départ de toute initiative pédagogique.
Clé pour agir
Répondre aux besoins de chaque enfant en collectivité et soutenir leur développement individuel requiert d’entretenir une posture professionnelle adéquate basée sur de bonnes pratiques autour desquelles une liberté pédagogique peut s’instaurer. Pour apprendre, le tout-petit a besoin que les événements de son environnement se répètent pour être prévisibles et anticipables. C’est un élément central de sa sécurité affective. Se positionner à proximité, au sol notamment, démontrer de l’enthousiasme à être avec chacun des enfants, partager différents temps d’activités en individuel, en sous-groupe et en groupe… et surtout ritualiser ces moments. Utiliser une voix calme et une approche douce est également conseillé afin d’éviter la sur-stimulation, cause de stress et frein au développement.
L’exploration libre
Dans son épopée du développement, mû par une nécessité d’apprendre, le bébé découvre graduellement son environnement et son pouvoir d’action en sollicitant des interactions et en menant des expérimentations. De nouvelles possibilités d’action apparaissent à chaque stade psycho-moteur. En effet, lorsqu’il maîtrise enfin la station debout, une liberté d’exploration sans précédent s’offre à lui : les mains sont libres et le périmètre est élargi. En opposition à une traditionnelle pédagogie dirigée, la notion d’exploration libre s’avère profitable au développement. L’ « enfant chercheur » expérimente librement et met en place de précieuses fonctions : essais-erreurs, élaboration de stratégies d’action. Mais cette autonomie est relative ! Le tout-petit n’apprend qu’en ayant un « feed-back » à ses actions, une réponse de son environnement physique et social. On parle de rétroaction positive lorsque l’adulte contribue, en commentant et en répondant aux actions, à renforcer leur pertinence et à soutenir les capacités émergentes du petit chercheur. N’oublions pas que la régulation émotionnelle n’est pas encore son fort et que la présence d’un référent affectif est indispensable ! Ces feedbacks renforcent les connexions neuronales créées par l’expérience. La liberté est bien plus douce partagée …
Clé pour agir
Pour que l’Itinérance ludiqueⒸ³, cette liberté exploratoire parfois adaptée dans les crèches, ne devienne pas une chaotique errance ludique, l’intention pédagogique doit être réfléchie et les conditions calibrées aux stades de développement des enfants. Définir des environnements et des ambiances en fonction des périodes de développement neuronal “sensibles” est très pertinent : mouvement, langage, etc. Les jeux doivent pouvoir se faire en relative autonomie pour que liberté ne rime pas avec frustration. Côté pros, une personne par espace et un professionnel “volant” permettant de faire les liens d’itinérance ! Allons plus loin, imaginons un parcours entre l’intérieur et l’extérieur, pour favoriser l’autonomie à travers l’habillage, le lavage des mains et permettre à l’enfant de choisir l’intensité de son jeu : faible, modéré, intense ! Pourquoi ne pas organiser ces temps d’itinérance ludique jusqu’au temps du sommeil ? La porte du dortoir reste ouverte, pour que chacun suive son rythme…
Le pouvoir d’agir : parlons-en…
La petite enfance, sa grande vulnérabilité et son héritage culturel s’accompagnent de normes d’hygiène et sécurité contraignantes pour les établissements d’accueil. Si elle n’est pas impossible mais très réglementée, la sensibilisation à la nature est le parent pauvre de l’éveil institutionnel. La recherche allant pourtant en leur sens, le jeu et l’exploration dans un environnement extérieur vivant et complexe sont la bête noire de la liberté pédagogique des 1000 premiers jours… Jusqu’à ce que les confinements réveillent les inspirations!
Lire notre article sur la “biophilie” et la petite enfance
Du côté du pouvoir d’agir parental, les professionnels de la petite enfance ont leur rôle à jouer ! Professionnels de l’éducation à part entière, ils observent et transmettent leur regard aux parents des bébés dont ils ont la charge et qu’ils voient chaque jour progresser dans leur développement. Dans les Maisons des 1000 premiers jours s’installant sur le territoire français, les “facilitatrices” ont un rôle bien particulier : celui d’animer des groupes de pairs du 4ème mois de la grossesse aux 2 ans du bébé. Les parents y sont libres d’échanger leurs expériences et d’observer longuement leur enfant aux côtés des autres, sous le regard éclairé de la professionnelle. Créer et renforcer un lien d’attachement puissant avec son bébé est un point de départ essentiel à son développement comme au pouvoir d’agir parental : observer pour comprendre, interagir et accompagner l’éveil en toute confiance, et c’est parti pour la vie ! En savoir plus
Le mot de l’expert
« Pour promouvoir une liberté pédagogique avec les tout-petits, il est nécessaire de construire une définition et une vision. Il s’agit de partir des besoins et de l’existant, savoir où en est le développement de l’enfant. On ne va pas tirer sur des feuilles de salades pour qu’elles poussent, on va interagir avec l’enfant pour qu’il se développe ! La notion de “zone de développement proximale “ ZPD – de Vygotski est un très bon guide pour l’éducateur : se trouvent dans cette zone les actions que l’enfant ne peut encore réaliser qu’avec l’aide d’un adulte ou d’un pair initié. Identifier pour chaque enfant la ZPD par l’observation et des essais-erreurs permet une grande liberté pédagogique, avec pour guides les besoins de l’enfant, afin ne jamais nuire à son développement. Pour cette raison, l’expérimentation pédagogique au sein d’un EAJE requiert de miser sur l’intelligence collective de l’équipe pour croiser les regards et identifier le périmètre d’une action éthique et pertinente. Apprendre à se mettre à hauteur d’enfant est indispensable : “qu’est-ce que j’aimerais qu’on fasse avec moi” ? L’innovation pédagogique en petite enfance est riche de références, mais c’est à Pistoia, ville laboratoire d’Italie, “amie des tout-petits”, qu’elle s’exprime le plus dynamiquement depuis 50 ans. On peut y faire un voyage d’étude et y prendre bien des idées.
Pour ma part, c’est en Inde que j’ai expérimenté la plus grande liberté pédagogique avec l’ONG Mobile Crèches qui créait des structures d’accueil pour les enfants des mères Intouchables devant retourner travailler très tôt après la naissance. A l’aide du concept ZPD, nous observions ces bébés, identifiions leurs besoins et créions des jouets et activités sur mesure pour accompagner leur développement. Une étude longitudinale sur le développement de l’enfant au Québec montre un pic d’agressivité à 17 mois car il y a besoin d’expression très fort et pas encore assez de compétences psycho-sociales et linguistiques : la première chose, ce sont les CPS car elles sont le socle du développement. Une attention affectueuse et interactive est très précieuse pour cela : faire avec, pas pour l’enfant !
Une connaissance scientifique du développement de l’enfant est un socle commun indispensable à tous les professionnels de la petite enfance. L’idéal est pour moi un professionnel formé et confortable avec lui-même et les outils qu’il utilise, agile, dans un environnement ouvert sur le monde. Il fait de son talent un point de départ pour cultiver le plaisir d’apprendre aux enfants : la musique par exemple. Si vous vous sentez bien, vous serez sur la bonne voie ! Le travail peut être un plaisir. »
Le plaidoyer d’EPE
« La liberté pédagogique oui, mais avec un socle commun de connaissances ! «
La liberté pédagogique ne prend pleinement son sens que si les professionnels parlent un même langage et ont une connaissance harmonisée, riche et approfondie des besoins de l’enfant.
Parce qu’un professionnel de la petite enfance a choisi de s’engager pour œuvrer au quotidien pour le développement du jeune enfant et de l’adulte qu’il deviendra, les connaissances scientifiques sur le développement global du jeune enfant et ses besoins doivent être au cœur des programmes de formations initiales et continues. Une association plus systématique des laboratoires de recherche spécialisés dans la petite enfance aux instituts de formation est indispensable pour unifier les connaissances et remettre l’enfant et ses besoins au cœur des pédagogies et des apprentissages des professionnels. La liberté ne doit pas effacer l’exigence de qualité. Lorsque les formations divergent, les pratiques divergent aussi. Au sein d’une équipe, “cela peut engendrer des frustrations, des incompréhensions, voire des clivages” (Cyril Laval), et c’est l’enfant qui en subit les conséquences.
Ces formations actualisées sont indispensables pour parler un langage commun. Pourtant, aujourd’hui les qualifications des professionnels sont trop inégales selon les corps de métiers. Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales de 2023 sur la qualité d’accueil en crèche souligne une dégradation du niveau global de la qualification. Alors qu’un Service Public de la Petite Enfance pointe le bout de son nez, ne manquons pas l’opportunité de mettre, enfin, le développement global et harmonieux de l’enfant et la valorisation des professionnels de la petite enfance au cœur des décisions et des objectifs des politiques nationales !
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(1) René Spitz (1945)
(2) John Bowlby (1978)
(3) L. Rameau