Biophilie et petite enfance

Quelle place pour la nature dans les EAJE?

par Pauline Agator

Entretien avec Marina Lemarié,
formatrice et consultante spécialisée de l’aménagement “au naturel” des espaces de la petite enfance, et éducatrice de jeunes enfants   

La « biophilie » : de l’hypothèse biologique au design

Formée par “bio”, le vivant, et “philie” l’amour, la biophilie est le fait d’aimer le vivant. Si l’idée d’amour de la Nature n’est pas nouvelle dans les arts et lettres, celle d’un attrait inné du vivant pour le vivant fait son entrée dans la pensée scientifique à la fin du XXème siècle. Le biologiste et entomologiste, Edward O.Wilson développe l’hypothèse de la biophilie en 19841. Également créateur du terme “biodiversité”, désignant la variété des formes de vie sur Terre et leurs interactions, Wilson fonde la sociobiologie, discipline étudiant les relations “sociales” au sein d’une espèce et entre les espèces. Dans ce cadre de pensée, la biophilie est conçue comme une aptitude sociale étendue aux relations entre les espèces. À cet égard, l’espèce humaine est particulièrement coutumière des domestications d’animaux et de plantes, à des fins alimentaires comme affectives.

L’ensemble du vivant peut être concerné par le “ besoin de s’affilier à d’autres formes de vie ”, mais Wilson développe avant tout l’hypothèse de la biophilie depuis l’angle de l’expérience humaine. L’intérêt et l’attrait pour le vivant ainsi que le plaisir d’en côtoyer la diversité ont, selon cette hypothèse, une base génétique : l’humain contemporain est le produit d’une évolution active au cœur d’un environnement naturel et biodiversifié. La biophilie trouve alors sa source dans la dépendance de l’humain à un écosystème favorable, pour son développement optimal et in fine, sa survie !

Si l’hypothèse de la biophilie a suscité, et suscite encore de nombreux débats théoriques au sein des communautés scientifiques, elle est néanmoins peu à peu étayée par des programmes de recherche multidisciplinaires : génétique, sciences du développement, médecine, psychologie, pédagogie, management… Le contact avec d’autres formes de vie et des environnements dits “naturels” s’avère globalement bénéfique sur les plans physiologique comme psychologique : meilleures performances cognitives, conditions physiques, immunité, santé mentale, productivité. 

De ce concept et de ces recherches comme de l’inspiration esthétique de la nature  naît le design biophilique, ou l’art d’intégrer le vivant dans les architectures et espaces humains pour le mieux-être des personnes. Promoteur de recherches sur les conditions optimales de productivité, le monde du travail est le terrain d’étude majoritaire pour mesurer les bienfaits d’environnements naturels et du design biophilique sur l’humain. Le rapport Human Spaces dirigé par le Professeur en psychologie et santé organisationnelles Cary Cooper est une référence mondiale. Ce rapport s’appuie sur 48 études relatives à la triade santé / nature / travail ainsi que le sondage de 7600 employés à travers le monde et démontre les bienfaits du design biophilique au travail.

Les adultes sont servis, qu’en est-il des enfants ? Difficiles à interroger, car pour part non-verbaux, les tout-petits s’étudient autrement, par l’observation, la qualification et la quantification de comportements ! 

L’enfant et la Nature : un atout pour le développement 

Au cours des 1000 premiers jours et des premières années de la vie, des milliards de connexions neuronales se produisent en réponse aux expériences et des fenêtres de développement cérébral cruciales prennent place. Pour se développer de manière optimale, le tout-petit doit stimuler tous ses sens et interagir avec un environnement riche, diversifié, et en 3 dimensions. Dès lors, un environnement naturel extérieur est infiniment plus stimulant qu’un intérieur standardisé : climat, textures, matériaux, odeurs, températures… Et une infinité d’opportunités d’action et de combinaisons d’objets matériels comme de jeux symboliques, s’offrent aux enfants. 

Le jeu libre dans la nature prend donc une toute autre dimension : 

Si l’impact positif d’un développement précoce “biophile” est empiriquement observé dans les pays scandinaves depuis plusieurs décennies, les études, bien que plus tardives, sur l’impact d’une connexion à la nature sur le développement de l’enfant s’invitent aux débats4. En Norvège, où l’association Ensemble pour la Petite enfance a organisé un voyage d’étude, il est coutume de laisser les enfants donner libre cours à leurs explorations en extérieur jusqu’à leur scolarisation. Outre la joie observée, on constate des bénéfices à long terme sur les performances cognitives des individus : l’excellence scolaire norvégienne n’est plus à souligner ! 

Design biophilique au travail et développement biophile : les EAJE se mettent au vert


Marina Lemarié est éducatrice de jeunes enfants de formation, autrice, formatrice et designer spécialisée dans l’aménagement biophilique en crèche. Ancienne directrice de crèche passionnée des écosystèmes et de design, elle est l’auteur de l’ouvrage “On est faits pour ça !” poussant à repenser notre relation à la nature dès l’accueil du tout-petit, pour le bien-être des enfants comme des professionnels. C’est pour elle au Danemark que ça a fait tilt !

Quelle est l’histoire de votre publication ?

Il y a longtemps que je voulais écrire un livre, mais je ne savais pas exactement quel en serait le thème. C’est suite à mon voyage d’études au Danemark en mars 2019, que naturellement, j’ai écrit, pendant les confinements, sur la manière dont le jeune enfant découvre réellement son environnement, sur l’intérêt de la nature pour le jeune enfant et sur la “biophilie”, et le design biophilique, cet art d’inviter la nature à l’intérieur — concept que j’ai découvert quelques années auparavant. J’ai alors lu le rapport Human Spaces Professeur Cary Cooper, spécialisé dans le bien-être au travail, qui présente les bienfaits du design biophilique, après des années de recherches à l’international. L’étude révèle, entre autres, que dans les espaces pourvus d’éléments naturels, les niveaux de créativité, de motivation et de bien-être des personnes sont nettement supérieurs à ceux qui en sont privés.

En m’intéressant de très près à cet art d’inviter la nature à l’intérieur, j’ai découvert que nous avions tout intérêt à faire entrer la nature dans nos crèches, tellement celle-ci est notre alliée. Intégrer la nature dans les espaces collectifs de la petite enfance n’est pas une fantaisie ni un luxe, mais un solide investissement économique basé sur des recherches scientifiques. Si l’on ajoute à cet investissement un engagement éducatif et pédagogique, la biophilie a vraiment sa carte à jouer en crèche. Inutile de planter une forêt en plein milieu de la crèche ou d’adopter le tablier du jardinier dix heures par jour. Puisque les effets positifs du design biophilique se mesurent par des éléments naturels invités à prendre place à l’intérieur comme à l’extérieur, il est tout à fait possible d’inventer des espaces qui s’imprègnent d’expériences sensorielles positives naturellement. J’en ai créé le néologisme de  » Biocrèchephilie  » !

Qu’est-ce que la Nature dans votre approche ?

C’est d’une part, créer en EAJE une ambiance naturelle, créer une scénographie des espaces vivante sensoriellement parlant, équiper avec des matières nobles (bois, fibres naturelles), et d’autre part proposer des supports de jeu et d’exploration, simples, constitués de matériaux issus de milieux naturels, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Avez-vous constaté des effets bénéfiques de l’interaction avec la nature sur les enfants ?

Bien sûr, à l’intérieur des espaces, les enfants tout comme les adultes se sentent beaucoup plus apaisés. L’enfant est davantage dans la sécurité affective, ce qui se mesure par moins de replis vers l’adulte, moins de conflits et d’agitation. Leurs sens sont plus développés par l’apport de supports de jeu, accessoires ou décoration intérieure naturels. Les éléments naturels sont reconnus être plus riches pour la stimulation de l’enfant. Donc si on n’a pas d’extérieur, on invite la nature à l’intérieur ! Ce que j’appelle la “Biocrèchephilie”.

Dehors, dans un environnement naturel, les enfants atteignent un niveau de connaissances plus élevé, ils sont beaucoup plus créatifs et sont en bonne santé à la fois physique et mentale.
À l’extérieur, les enfants bougent plus et trouvent plus de possibilités d’arriver seul à faire les choses. Les jeux extérieurs encouragent la prise de risque et améliorent donc leurs habiletés motrices et leur capacité à prendre des décisions, c’est un excellent promoteur de confiance en soi.

L’environnement naturel et ce qui s’y trouve offre plus de possibilités d’interaction que des jouets. Chaque bout de bois, caillou, insecte, les aide à développer leurs facultés mentales et leurs compétences sociales en les faisant entrer en contact avec leur environnement. La nature leur permet d’improviser, de créer, de laisser libre cours à leur imagination, premier outil constructeur de la pensée. Les enfants sont plus joyeux et plus sereins, et s’ennuient moins à l’extérieur. En étant dehors, entouré de nature, l’imagination s’en trouve décuplée.

  Les enfants qui jouent dehors ont une capacité de concentration plus élevée et des processus cognitifs plus efficaces. En vivant dans un intérieur plus naturel et en étant plus souvent en extérieur, les enfants développent une sensibilité palpable à la nature.

En quoi consiste votre expertise et quelles sont vos interventions ?

Mon expertise consiste à sensibiliser le personnel de crèche et les porteurs de projets de crèche et micro crèche, à cet art d’intégrer la nature en EAJE, dedans comme dehors. Soit par des formations et des conférences, soit par du conseil en les aidant dans la conception et l’aménagement des espaces. Selon les projets, je collabore aux côtés de l’architecte pour l’agencement que j’oriente si possible avec les principes de biophilie. Mon ambition est de concevoir entièrement, avec un architecte, une crèche au design biophilique.

Quels sont les retours des professionnels concernés par vos conseils ?

Les professionnels se sentent tous à l’unanimité plus apaisés et en disent autant sur le comportement des enfants.

Quel est le modèle d’aménagement dominant, s’il y en a, des EAJE français ?  Que peut-on faire pour les améliorer ?

Le modèle dominant est que la superficie du bâti prime sur la superficie de l’espace extérieur. Et si nous inversions la tendance ?

Marina Lemarié

Comment s’adapter aux architectures existantes et dans un projet neuf, quels sont les aménagements idéaux ? 

Dans une architecture existante, on va parler de home-staging ou de relooking. Mon travail consiste à travailler sur l’ambiance naturelle et cosy et la scénographie à créer. Dans un projet neuf, c’est assez complexe d’expliquer un aménagement idéal. Le design se met en place stratégiquement en s’appuyant sur l’ensemble des 14 principes biophiliques. Il s’agit de créer des interactions multisensorielles en intégrant physiquement ou par analogie des manifestations de la nature dans l’espace, qu’elles soient végétales, minérales ou animales. La conception d’un EAJE doit alors s’appuyer sur ce que nous offre la nature en termes de formes, couleurs, ondulations, lumière, sons… Les liens directs comme les liens indirects font partie du travail d’introduction du naturel, tout comme la complexité et l’ordre que nous offre la nature. Par exemple, l’intérieur d’un coquillage est une réelle inspiration architecturale, de part ses courbes et la brillance du nacre, etc, etc. Les perspectives sont à considérer tout comme les différences de hauteurs.

Que dire de l’introduction d’éléments naturels au regard des normes ?

Tant que les éléments naturels ne mettent pas en danger les enfants, ils ont toute leur place en crèche puisqu’ils sont bien plus bénéfiques que les jouets tant commercialisés. Les normes stoppent les professionnels dans leur élan de bien faire ! Je dis donc STOP ! Stop parce qu’une fois que l’on a donné du sens à ce que l’on fait, à ce que l’on veut mettre en place pour le bien-être et le confort des enfants comme des adultes, tout en respectant un cadre sécuritaire, il n’est pas normal que l’on sabote notre volonté d’agir pour la petite enfance.

Les réglementations en matière d’hygiène et sécurité sont-elles le seul frein à un changement de mode de vie des EAJE ? 

Les mains pleines de terre et les bouts de bois ne sont pas encore bien vus dans la majorité des EAJE. Il y a 6 ans, lorsque j’ai lancé mon cabinet de conseil, ça ne séduisait pas du tout !  Mes propositions d’invitation au dehors et des aménagements extérieurs qui faisaient entrer  le vivant et le minéral dans les cours de crèche n’intéressaient pas. Depuis les confinements en 2020, on m’appelle surtout pour  cette sensibilisation à la nature et l’aménagement extérieur, même si l’intérieur reste un travail central pour les équipes. Je remarque toujours que le second frein se trouve dans toute la logistique qui consiste à habiller les enfants les 3/4 de l’année pour sortir. Ça prend du temps, les EAJE manquent cruellement de personnel, ce qui n’arrange pas les choses! Le 3ème frein est celui de ce que le professionnel peut faire dans la cour ou le jardin, en dehors de la surveillance des enfants. Mes expériences au Danemark et aux Pays-Bas m’ont montré que, là-bas, le personnel est toujours plus ou moins occupé à des tâches comme nourrir les animaux, rassembler les feuilles, jardiner, mettre en place un atelier… Les enfants se greffent alors naturellement à l’occupation des adultes. Offrons des environnements extérieurs propices au bien-être des professionnels afin qu’enfants et adultes s’y retrouvent même si la météo n’est pas très favorable. Le 4ème frein est de sortir, en tant qu’adulte, alors que la pluie n’est en aucun cas un frein pour les enfants, au contraire !

Les collectivités peuvent-elles intervenir dans la sensibilisation à la nature en dehors des locaux ?

Oui bien sûr en équipant autrement qu’avec du sol souple, des supports de jeu de motricité dans les cours. L’herbe doit pousser dans les espaces de crèches, les arbustes doivent prendre place et les arbres doivent être la meilleure ombre pour inviter les professionnels à sortir les enfants le plus possible. Les supports de jeu n’ont pas besoin de coûter des milliers d’euros. Les éléments de la nature, les rondins de bois maintenant autorisés, additionnés d’ustensiles et d’accessoires remplissent haut la main leur mission éducative 

Quelles sont les demandes des parents ? 

Les parents veulent avant tout une place en crèche. Ensuite ils veulent que leur enfant soit bien accueilli, et ça passe par le cadre qu’on offre aux familles. Lorsque je travaille sur un projet d’aménagement, je veux dès l’entrée faire gagner des points de confiance aux parents dans la crèche. L’ambiance au naturel est là pour ça ! Sensibiliser à la fourniture de vêtements faits pour être salis est aussi important.

Quel impact sur les futurs adultes d’un manque de Nature ? 

L’impact est au niveau du respect. Le respect d’une plante qui pousse, d’un papillon qui s’envole. Rappelez-vous ces filets à papillons qui permettaient en courant d’attraper plein de papillons. C’est terminé car on nous a sensibilisé à l’écosystème. Le respect de ce qui est notre terrain de vie. Nous avons besoin de la Nature mais la Nature n’a pas besoin de nous, donc apprenons aux plus jeunes à la protéger, à la découvrir, à l’apprécier en la conservant.

Merci à Marina Lemarié

Conférence de Gilian Cante, 2023 

Pour aller plus loin dans la recherche :
Cante, Gillian. « La petite enfance au prisme de la nature : un état de l’art de la littérature et des propositions pour les politiques publiques de la petite enfance », Spirale, vol. 102, no. 2, 2022. 

 

Bibliographie

1. Wilson,  Edward O., Biophilia, Cambridge, Harvard University Press., 1984

2.Cooper, Cary, Browning, Bill, Human Spaces : The global impact of biophilic design in the workplace, 2016, ici 

3. Cante, Gilian, Le jeu libre de l’enfant dans la nature, conférence à l’Université de Strasbourg, 2023  

4. Khan, Perter H., “Developmental Psychology and the Biophilia Hypothesis: Children’s Affiliation with Nature”, Developmental Review, 17, 1-61, 1997 ici

5. Cante, Gillian. « La petite enfance au prisme de la nature : un état de l’art de la littérature et des propositions pour les politiques publiques de la petite enfance », Spirale, vol. 102, no. 2, 2022.

6.  Chawla, Louise, traduit de  “Childhood nature connection and constructive hope: A review of research on connecting with nature and coping with environmental loss”, People and Nature 2(3), 2020 ici

1Wilson,  Edward O., Biophilia, Cambridge, Harvard University Press., 1984 2Cooper, Cary, Browning, Bill, Human Spaces : The global impact of biophilic design in the workplace, 2016 3Cante, Gilian, Le jeu libre de l’enfant dans la nature, conférence à l’Université de Strasbourg, 2023 4Khan, Peter H., “Developmental Psychology and the Biophilia Hypothesis: Children’s Affiliation with Nature”, Developmental Review, 17, 1-61, 1997 ici  5Chawla, Louise, “Childhood nature connection and constructive hope: A review of research on connecting with nature and coping with environmental loss”, People and Nature 2(3), 2020

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