L'enfant acteur de son développement
Par Pauline Agator, Marion Charpentier et Soline Amir-Tahmasseb
Contrairement aux autres espèces, le petit d’Homme naît extrêmement immature et complètement dépendant des adultes pour sa survie pour de nombreuses années. Et pourtant, l’espèce humaine est pour le moins performante ! Cette particularité attire l’attention des sciences naturelles : que se passe-t-il au cours des premiers mois et premières années de la vie pour justifier une telle lenteur ? Ne nous arrêtons pas aux apparences ! Derrière ses airs gauches, ses babillages et ses actions étranges, bébé est un génie des statistiques en pleine étude. C’est là la force du petit d’Homme. Il met très longtemps à étudier son environnement, s’y adapter. C’est un paramétrage de haut vol au monde dans lequel il évolue, et au cours duquel le plus grand soin doit lui être apporté pour qu’il développe tout son potentiel. Ce qui sous-tend la réussite scolaire commence bien avant l’école !
Nourrisson : une phase passive ?
Rien de plus faux : dès la naissance, à son état le plus vulnérable, le nourrisson déploie des efforts considérables pour s’accrocher au regard de son pourvoyeur de soins régulier : la plupart du temps sa mère, dans les heures suivant l’accouchement. Cette action en apparence anodine engendre une cascade de processus développementaux : cocktail hormonal, synchronisation sur la figure humaine par la stimulation des neurones miroirs… Premier repère dans un monde étrange et vaste, cette figure devient une attache à partir de laquelle étudier le monde des grands devient possible.
Le nourrisson fait au quotidien énormément d’efforts, plus ou moins discrets pour stimuler son propre développement : solliciter les soins et interactions des adultes est son moteur d’apprentissage. Il n’est pas encore capable d’aller chercher seul toutes les informations à engranger. Cependant, il enregistre tout ! Son cerveau est un statisticien inné. Toutes ses perceptions sont analysées en termes de récurrence et de cohérence. C’est ainsi, par exemple, qu’à 6 mois, le bébé a nettement identifié sa langue maternelle, sa structure grammaticale, et les associations syllabiques porteuses de sens. À 2 ans, âge de l’“élagage synaptique”, les données non pertinentes et les connexions cérébrales peu renforcées sont éliminées pour ne retenir que les plus profitables pour ses expériences futures. Il est donc mû par un besoin vital de connaissances pour se développer : s’il ne peut aller les chercher, il fait tout pour qu’on les lui apporte. La nourriture mentale compte autant que le biberon !
Le mot de l’expert
« L’acteur agit mais est-il conscient de ses actions ? Le tout petit n’a pas encore de réflexion sur
les motifs et conséquences de ses actions, et ce jusqu’à ses 6 ou 7 ans, lorsque le lobe frontal
est suffisamment mature pour contrôler les actions et permettre ce degré de conscience. Il agit
parce qu’il est précâblé pour le faire et il doit le faire. La théorie du « core-knowledge »
aujourd’hui largement appuyée par la recherche, pose que le bébé naît avec des connaissances
innées le prédisposant à devenir un être socio-communiquant. Il est génétiquement programmé
pour arriver dans un monde d’humains et en intégrer les codes. Dès lors, sa capacité à s’attirer
les bons soins des adultes maximisent ses chances de se développer harmonieusement : ses
apprentissages dépendent des actions qu’il pourra entreprendre sous supervision. Acteur oui,
mais pas sans responsable ! »
Les sens, carburant du développement
Le bébé est biologiquement équipé pour explorer le monde réel en trois dimensions et s’y
intégrer : s’il bouge, touche, fait tomber, écrase, ramasse, met dans la bouche, joue avec la
nourriture, ce n’est pas sans raison ! À la naissance, le bébé ne perçoit pas le monde comme les adultes : il doit l’organiser, le déduire, le comprendre. Dès ses premiers déplacements
autonomes, il agit nettement sur son environnement. En développement in utero à partir du
3ème mois de grossesse, ses sens, en pleine ébullition, lui permettent d’accéder petit à petit à
un monde qui lui est encore inconnu, mais qui fera bientôt sens pour lui.
Clé pour agir
Tenter de se représenter les expériences du point de vue de l’enfant et les réponses qu’il cherche est un bon moyen de l’accompagner dans son développement tout en étant attentif à ses besoins et à sa sécurité. Dans sa découverte sensorielle du monde, son autonomie et sa liberté d’action sont fondamentales. S’il déchire une feuille ou lance un objet, encouragez sa découverte ! Il le fait pour comprendre les propriétés de l’objet.
Attention : vos limites seront les siennes, l’adulte est un filet de sécurité. Il n’y a pas d’exploration sécure sans un adulte référent à proximité et garant de ses actions.
Le mot de l'expert
« « Le cerveau est fait pour le mouvement » nous dit Daniel Wolpert en évoquant l’humble tunicier3 . Ce petit organisme aquatique nage dans sa jeunesse puis s’implante sur un rocher qu’il ne quittera plus jamais…et il mange son cerveau, il n’en a plus besoin ! Chez l’humain, la connaissance de l’environnement est extrêmement complexe et basée sur un système sensorimoteur spécifiquement développé. Elle passe par des actions tout aussi complexes permettant une adaptation de son organisme et une représentation évolutive du monde : c’est la théorie de l’ « énaction » ou « cognition incarnée » initiée par Francisco Varela. L’action sur l’environnement fait apprendre et les apprentissages font agir : il y a un feedback permanent. »
Essai-erreurrrêka ! J’ai trouv-joué
Le bébé naît avec un attrait insatiable pour la nouveauté : elle procure du plaisir en activant le circuit de la récompense délivrant de la dopamine. C’est ainsi que le jeune enfant est poussé à rechercher son propre développement. Il fait des expériences comme un petit naturaliste et les échecs ne l’arrêtent pas, bien au contraire, ils lui donneront envie de recommencer pour trouver des solutions. C’est comme cela qu’il apprend et développe ses compétences. « Les erreurs sont les portes de la découverte » James Joyce
Clé pour agir
Laisser l’enfant vivre son expérience, essayer, échouer, apprendre et recommencer : jouer librement lui permet d’être acteur de son développement. Il apprend plus facilement à son rythme, en fonction de ses centres d’intérêts et sans contrainte corporelle. Les chaises sont une passion d’adultes !
Loin d’être une occupation arrangeante, le jeu est le terrain de prédilection de l’expérimentation et une source inégalée d’apprentissages. Lorsqu’il joue, il est au maximum desa concentration. Il devient habile, comprend des mécanismes, répète des processus, élabore des stratégies faisant maturer son cerveau, bâtit un socle de compétences pour aborder les expériences développement. Il fait des expériences comme un petit naturaliste et les échecs ne l’arrêtent pas, bien au contraire, ils lui donneront envie de recommencer pour trouver des solutions. C’est comme cela qu’il apprend et développe ses compétences. « Les erreurs sont les portes de la découverte » James Joyce
Clé pour agir
Tout jouet ne permet pas un développement optimal : les objets du quotidien et les éléments naturels sont ses préférés. L’adulte doit lui proposer du matériel diversifié avec lequel il pourra éprouver le monde physique, répéter et valider ses observations. Les effets de la gravité dans différentes conditions sont fascinants ! Les cuillères ne sont pas faites pour voler !? La notion d’usage social ne compte pas encore. La nature même des objets fait le jeu pour l’enfant¹ : « Si 90 % vient de l’enfant et 10 % vient du jouet, alors c’est un bon jouet » (Fitzhugh Dodson).
Le mot de l'expert
« Le bébé est un athlète de haut niveau : il s’entraîne par la répétition à exercer ses mouvements et à les renforcer. Répéter des actions consolide également les circuits cérébraux empruntés pour les exécuter, pour un jour les faire avec un moindre effort. Le corps humain tient compte de ses propres contraintes mécaniques, c’est une longue intégration d’autant que ces contraintes évoluent tous les jours chez le jeune enfant. S’asseoir, ramper, quatre pattes, marcher, grandir : tout change très vite. Répéter n’est alors pas qu’une question de consolidation, mais aussi d’ajustement à son propre corps »
Jouer à grandir : un continuum
Le jeu, au cours de l’évolution de l’enfant, stimule également le développement des compétences dites “psychosociales” (CPS), socle de son développement global², et ses fonctions exécutives, bases solides pour ses futurs apprentissages. Les CPS regroupent les compétences émotionnelles, sociales et cognitives que l’enfant sollicitera tout au long de sa vie, le rendant acteur de son développement futur. Les jeux développent ses :
- compétences cognitives car le jeu est un moteur pour tous types d’apprentissages
formels et informels, le développement du langage, de la compréhension du monde, de
certaines logiques, etc. - ses compétences émotionnelles puisque les jeux entraînent l’enfant à s’adapter
régulièrement, à mieux comprendre ses émotions et à appréhender leur régulation6 - ses compétences sociales, en jouant avec ses pairs, car ils suscitent ainsi ses
comportements prosociaux, l’encouragent à négocier, échanger, partager, etc.
Clé pour agir
Pour soutenir le développement des CPS, l’adulte reconnaît et nomme les émotions vécues par l’enfant, communique ses attentes et émotions de façon positive auprès des adultes, encourage l’entraide et la collaboration entre les enfants, soutient l’enfant pour qu’il persévère dans ses activités
Lorsque l’enfant grandit, son jeu lui permet également de développer ses fonctions exécutives7. Les fonctions exécutives sont une base solide pour les futurs apprentissages de l’enfant. Elles sont souvent identifiées au nombre de quatre :
- la mémoire de travail, pour se souvenir des consignes ;
- l’auto-contrôle, pour réguler ses émotions et réactions ;
- la planification, pour prévoir des étapes à suivre dans la réalisation d’un objectif ;
- la flexibilité mentale pour s’adapter à toute nouvelle situation ;
Ces fonctions exécutives seront nécessaires tout au long de la vie de l’individu, à commencer
par l’école, et il s’avère donc important de les encourager
Clé pour agir
Pour soutenir l’émergence des fonctions exécutives, les jeux de rôle stimulent la flexibilité
mentale et les ateliers de cuisine aident à planifier et développer la mémoire de travail.
Pour accompagner l’enfant dans le développement de ses compétences psycho-sociales, et un peu plus tard de ses fonctions exécutives, il est nécessaire de penser la transition éducative entre l’accueil des jeunes enfants et la maternelle : le développement est un continuum !
Publication originale dans le n°14 d’Innovation en éducation, 2023
(1) Cf la théorie de l’ “affordance” de James Jerome Gibson : capacité de l’environnement de suggérer un usage.
(2) Les CPS, compétences interreliées, sont reconnues par l’OMS comme déterminant majeur du bien-être physique, mental et social.