Les tout-petits et les écrans

les parents sont la solution

Par Pauline Agator

Compétences clés du développement

 Au quotidien, les écrans sous toutes leurs formes sont omniprésents dans nos vies. Au travail, à la maison, dans la rue, il est difficile d’échapper aux télés, ordinateurs, tablettes et smartphones. Si leur usage excessif est reconnu source de troubles chez l’adulte par les adultes eux-même, qu’en est-il des tout-petits ? L’injonction “Pas d’écran avant 3 ans” s’oppose à des invitations à l’éducation numérique précoce. Doit-on préparer les enfants à la société de demain dès le berceau ? En France, un enfant de moins de 3 ans passe en moyenne 3h15 par jour devant un écran, sans compter les écrans passifs. Face aux messages contradictoires, les recherches internationales en sciences du développement lancent une alerte de santé publique. “Technoférence”, fenêtres de développement, développement sapiens : la relation humaine est la clé.

Pour les pros : Kit pédagogique Écrans

Bébé sapiens 3D : entre paramètres d’usine et synchronisation

 De nombreuses analogies technologiques peuvent être faites sur le fonctionnement de l’humain et de son cerveau. Toutefois, le petit d’Homme est un être biologique à replacer dans un temps évolutif long et un milieu de développement riche, complexe et sans numérique ! Si notre biologie précède nos créations numériques, nous pouvons y trouver quelque chose de nous. La recherche en neuro-psychologie du développement tranche l’antique débat de l’inné et de l’acquis en formulant de nos jours la théorie du “Core-knowledge”, ou “connaissances fondamentales”: à la naissance, le bébé sapiens dispose de “pré-câblages” lui permettant de devenir humain. Ainsi, ses prédispositions natives primordiales sont la recherche par le regard et le toucher de figures humaines, dites figures d’attachement, et la connexion vitale à celles-ci.

 De tous les mammifères, le petit d’Homme est le plus immature et dépendant, à la naissance et pour de très longues années. Sa survie et son développement harmonieux dépendent d’une synchronisation sécurisée à son environnement affectif. En découle une exploration nécessaire de son environnement terrestre à mesure que sa motricité s’affine ! Pour développer l’ensemble de ses compétences humaines, le bébé interagit avec le monde, avec tout son corps, tous ses sens et toute l’attention qualitative des adultes. Le “paramétrage” du cerveau humain est donc le fruit d’une interaction entre prédispositions génétiques à la vie humaine et expérience en 3D de l’environnement d’accueil. 

 La part d’épigénétique dans la construction des individus est colossale au cours des 1000 premiers jours. Du 4ème mois de grossesse aux deux ans de l’enfant, le cerveau humain quintuple son volume et le nombre de ses connexions neuronales augmente à une vitesse fulgurante qu’il n’atteindra plus jamais par la suite. 

Temps de cerveau et statistiques des synapses : on optimise !

 Les écrans, c’est l’environnement, non ? C’est là que tout se complique. Alors qu’un bébé dort de 13h à 20h par jour de la naissance à ses 3 ans, les heures de veille sont précieuses et comptées pour le développement de ses compétences linguistiques, motrices, et psycho-sociales dans le cadre d’une interaction humaine sécurisante. Chaque expérience crée ou renforce des connexions neuronales. La diversité et la répétition consolident ces connexions qui seront par la suite jugées “profitables”. Autour de 24 mois, un processus cérébral important s’accélère : l’élagage synaptique. Comme l’élagage des branches inutiles d’un arbre, le cerveau élimine les connexions jugées “inutiles” car peu renforcées. C’est là qu’intervient le piratage numérique d’une programmation biologique issue de millions d’années d’évolution ! En privant le jeune enfant d’expériences tridimensionnelles utiles à son développement, les écrans et leurs activités psychomotrices restreintes peuvent entraîner, proportionnellement au temps d’exposition, l’élimination de connexions essentielles à la vie humaine. Se servir de l’ensemble de ses fonctions cognitives, langagières, motrices et psychosociales n’est pas anecdotique ! 

Le mot de l’expert

« « Ce qu’il adore, c’est mon téléphone”: les parents sont très fiers de la dextérité des enfants sur les écrans et de ce qu’ils semblent apprendre. Les messages concernant le rôle éducatif des écrans sont confus. Les chercheurs et cliniciens dont je fais partie alertent sur les dangers des écrans sur les tout-petits, quand quelques voix médiatisées et impliquées dans le numérique déplacent le problème à la nature de leur usage, encourageant à les utiliser tôt. Avec le Covid, les tout-petits ont vécu le confinement de plein fouet et ont été livrés aux écrans jusqu’à 10h par jour. Ce phénomène s’est révélé en consultation par des troubles beaucoup plus graves, notamment d’addiction depuis 2020. 


Entre 0 et 3 ans, les écrans privent le tout-petit de ses besoins essentiels : interagir de manière fréquente et de qualité avec des humains, créer une relation d’attachement avec les adultes qui s’occupent de lui, explorer le monde en 3D avec tous ses sens et tout son corps. Le temps passé devant les écrans passifs ou actifs, entraîne des retards de développement. Les écrans des parents sont aussi en cause dans ce qu’on appelle la “technoférence”, cette interférence de la technologie délétère à la relation de communication. Chez le tout-petit, elle peut s’avérer dramatique.

L’être humain a deux types majeurs d’attention : l’attention focalisée, ou “concentration”, se développant surtout entre 6 mois et 4 ans, qui lui permet de s’attarder sur une tâche complexe et la mener à bien, et l’attention réflexe permettant de réagir aux événements de l’environnement et éviter les dangers. Les écrans, avec leurs couleurs, sons et appels à l’action, stimulent l’attention réflexe involontaire. Un tout-petit n’ayant pas au départ de capacité de concentration, va rester captif de l’écran, dans des conditions particulièrement stressantes pour un cerveau immature. Ce qu’on observe en premier sont les troubles de l’attention. Celle-ci se développe progressivement grâce à l’adulte qui incite l’enfant à rester “focus” sur son activité par des interactions et encouragements. Dans le cas d’une surexposition aux écrans, les enfants ne peuvent pas se concentrer : ils s’agitent beaucoup, ont des difficultés à jouer avec des objets, les jettent, etc. Le phénomène se retrouve en crèche. »

Clé pour agir

 Si les effets néfastes des écrans peuvent être atténués ou neutralisés par usage interactif de l’écran avec l’adulte, la recherche démontre qu’aucune activité partagée avec un écran n’est plus profitable qu’une activité partagée sans écran¹ ! Facile à dire, mais en pratique ? En famille, avec des enfants d’âges échelonnés, il est difficile d’échapper à un écran quelques minutes. Capter régulièrement le regard de l’enfant et lui répéter ce qu’il entend l’invite à s’extraire de son attention réflexe et garder un contact relationnel profitable à son développement.

« Le second trouble observé est celui de la dépendance, et ce dès les premiers mois. Il y a un attachement aux écrans aux dépens de l’attachement humain. Le retrait des écrans entraîne des crises. La sollicitation des circuits de récompense par les jeux interactifs  numériques provoque, comme chez l’adulte, des mécanismes d’addiction. De plus, la gratification obtenue par des activités sur écran entraîne une faible tolérance à la frustration dans la réalité, qui demande des efforts au tout-petit pour réaliser chaque geste avec son corps maladroit. Les écrans offrent un plaisir sans effort.

Les troubles du retard de langage sont très présents : un petit ne peut apprendre à parler que si c’est un humain qui lui parle face à face en le regardant dans les yeux. Le langage pose ses bases dans la communication préverbale : mimiques, sons. La recherche² montre que le langage n’est pas compris à travers un écran. C’est ce qu’on appelle le “déficit vidéo”. Les enfants répètent le mot sans en comprendre le sens : les réutiliser dans le vrai monde n’est pas possible. Une télé allumée dans la pièce réduit le nombre de mots entendus par le bébé de 955 à 125 mots/heure ! Le déficit d’interaction humaine retarde le langage.  


N’ayons pas peur des mots : les écrans créent du handicap ! Les troubles observés touchent l’ensemble des développements du tout-petit. Les retards moteurs et intellectuels trouvent aussi leur source dans un manque d’interaction affective et d’exploration du monde en 3D et de ses caractéristiques complexes avec tous ses sens et tout son corps. Chaque information engendre de nouvelles connexions cérébrales : 1 million par seconde dans le cerveau du bébé. S’il est privé de ces expériences, il ne peut pas développer son cerveau. Des enfants arrivent à l’école sans pouvoir tenir un crayon dans leurs doigts. Ils n’ont pas acquis la motricité fine du “pouce-index”.
 »

Clé pour agir

 Il n’y a pas de trouble avec 15 minutes de “Tchoupi” par jour, si ce n’est l’apparition d’une crise à l’arrêt. L’inhibition neurologique des activités en cours n’est pas acquise au cours des 1000 premiers jours, l’écran amplifie la frustration liée à l’arrêt d’une activité plaisante. Chronométrer les temps d’exposition, s’assurer de la sobriété sensorielle et de l’adaptation des contenus ainsi que maintenir une présence rassurante est primordial.

« La régulation émotionnelle est elle aussi mise en attente. Lorsqu’on console un enfant qui pleure, il met du temps à se calmer, c’est un processus. Lorsqu’on lui redonne une tablette, l’arrêt des pleurs est automatique, or, il n’apprend pas à se calmer, il est happé et hypnotisé par l’écran ! 

Les troubles du sommeil sont très courants. Difficultés d’endormissement, anxiété : être affectivement sécurisé par une interaction humaine régulière et de qualité est la condition d’un endormissement facile. Lors de la suppression des écrans, le tout-petit ne s’endort plus dans le lit parental. Un autre trouble que nous observons dans notre pratique clinique est celui de l’oralité qui n’est pas encore étudié. En mangeant devant un écran, le cerveau de l’enfant ne serait pas relié à ce qui se passe dans son corps et dans sa bouche, mais à l’écran. Des problèmes d’absence de faim, de secrétions digestives, d’hyper sélectivité alimentaire apparaissent. Dans les hôpitaux par exemple, cet effet de déconnexion est visé et les écrans sont parfois utilisés pour réduire la douleur des tout-petits.   

Le stress au cours des 1000 premiers jours est très délétère pour le cerveau. Les stimuli sonores et lumineux rapides et intenses sont comme une boîte de nuit pour le bébé, soumis à un stress toxique. Des comportements observés dans les cas de surexposition aux écrans sont par exemple des “stéréotypies”, gestes répétés, “spinning” faire la toupie. Une hypothèse concernant ces phénomènes, souvent symptomatiques des Troubles du Spectre Autistique, est qu’une exposition régulière au stimuli rapides et intenses entraînerait la création de mauvaises connexions neuronales prenant la place des bonnes.

Ces stéréotypies et flapping apparaissent entre 18 mois et 2 ans, âge de l’élagage synaptique ! Ainsi un développement normal peut subitement sembler s’interrompre.
Le diagnostic ne peut se différencier du TSA que par l’interrogation des parents au sujet des écrans, et leur suppression complète du quotidien de l’enfant. Par ailleurs, la suppression des stimuli des écrans pousse le cerveau à se sur-stimuler tout seul, ce qui amplifie les symptômes avant leur disparition. Mais il ne faut pas confondre l’autisme et ce que nous appelons les troubles de l’Exposition Précoce aux Écrans (EPE).

Le dernier point à aborder, et non des moindres, est le trouble de l’attachement : le déficit de communication empêche le lien d’attachement de se créer, ce qui porte préjudice à très long terme à l’individu. Gardons en tête que le cerveau élimine les connexions les moins utilisées. Une heure de câlins ne rivalise pas équitablement avec 4 heures d’écran !

Les parents sont bien intentionnés et sous-informés sur le danger des écrans, et la loi tarde à imposer des avertissements aux consommateurs. Toutefois, ma pratique quotidienne montre à quel point la santé de leur enfant leur importe. Ils opèrent les changements nécessaires et aident leur enfant à reprendre le cours de son développement. Les parents sont la solution ! Aucun écran ne remplacera au cours de ces premières années si précieuses, la communication, l’affection, l’exploration matérielle et une sortie au grand air !  »

Live Ensemble pour la Petite Enfance 2022
Les écrans sont-ils éducatifs ?
Lire la vidéo

(1) Hiniker, Lee, Kientz,”Let’s Play!” 2018

(2) Ex: Rachel Barr, 2005, “Je cache le doudou” sur écran et par une fenêtre de même taille.

Facebook
Twitter
LinkedIn